11

Au fond de la salle, s’égrena le rire excité d’une femme. Les lumières passèrent d’un bleu sombre d’avril à un gris violacé de délire, et la salle devint un autre monde flottant dans un calme subit qui n’était pas tout à fait le silence. Un parfum vint, porté par une brise qui effleurait la joue d’un froid de glace… un parfum qui évoquait des orchidées noires dans un ailleurs de terreur et de fièvre.

Le plancher oscilla sous les pieds de Sutton et il sentit la petite main d’Eva qui se crispait sur son bras.

Le Zag leur parla. Ses paroles n’étaient que des sons mats et creux qui tombaient un à un d’une carcasse momifiée.

« Que désirez-vous ? Ici, vous vivez la vie que vous voulez… vous trouvez l’occasion que vous cherchez… Vous possédez les choses dont vous rêvez… »

— Il existe une rivière, dit Sutton, un petit ruisseau…

La lumière passa au vert, un vert féerique qui luisait d’une vie douce, tranquille, d’une vie exubérante, printanière, plein d’espérance de choses à venir, et il y avait des arbres, des arbres éclairés, auréolés du vert éclatant et ensoleillé des premiers bourgeons éclos.

Sutton remua les orteils et reconnut l’herbe, la première herbe tendre du printemps, il sentit les anémones et les sanguinaires qui n’avaient presque pas d’odeur… et le parfum plus fort des œillets qui fleurissaient sur la colline de l’autre côté du ruisseau.

Il est trop tôt, se dit-il, pour que les œillets soient en fleur.

Le ruisseau murmurait sur les galets, courant vers le Grand Trou. Sutton marchait rapidement à travers l’herbe de la prairie, sa canne à pêche serrée dans une main, la boîte de vers dans l’autre.

Une mésange bleue passa comme un éclair dans les arbres qui se dressaient sur le talus au bout de la prairie et un rouge-gorge chanta au sommet du gros orme qui s’élevait au-dessus du Grand Trou.

Sutton retrouva sur la berge l’endroit pelé qui formait comme un siège avec le tronc de l’orme pour dossier. Il s’y assit et se pencha en avant pour regarder dans l’eau. Le courant était fort, sombre et profond ; il venait battre en gargouillant le long de la berge avec une force qui faisait naître de minuscules tourbillons.

Sutton retint son souffle, contenant son émotion. D’une main tremblante, il choisit le plus gros ver, le sortit de la boîte et l’enfila sur l’hameçon.

Haletant, il lança sa ligne dans l’eau, inclina sa canne pour l’avoir mieux en main. Le bouchon dériva dans le courant tournoyant, flotta dans un remous qui ramenait l’eau en arrière. Après une saccade, il disparut presque, puis revint à la surface et flotta de nouveau.

Sutton se pencha, tendu, les bras douloureux de cette tension. Mais malgré cela, il savourait le bonheur du jour… la paix et la tranquillité absolue… la fraîcheur du matin, la douce chaleur du soleil, le bleu du ciel, la blancheur des nuages. L’eau lui parlait et il se sentit grandir, devenir un être qui comprenait, faisait partie du pur ravissement des collines et du ruisseau et de la prairie… la terre, les nuages, et le soleil.

Et le bouchon plongea d’un coup !

Sutton ferra sec et sentit le poids du poisson qu’il avait pris. Le poisson décrivit un arc par-dessus sa tête et tomba dans l’herbe derrière lui. Il posa sa canne, se leva d’un bond et courut.

Le chub[1] se débattait dans l’herbe. Il prit la ligne et la souleva. C’était une belle prise ! Au moins quinze centimètres de long !

À demi suffoqué d’émotion, il tomba sur les genoux, saisit le poisson, retira l’hameçon avec des doigts que leur tremblement rendait maladroits.

— Un poisson de quinze centimètres pour commencer, dit-il à l’adresse du ciel et du ruisseau et de la prairie. Peut-être en prendrai-je une douzaine qui, tous, auront quinze centimètres de long. Peut-être certains seront-ils même plus gros. Peut-être…

— Bonjour, dit une voix enfantine.

Sutton se retourna, toujours à genoux.

Une petite fille se tenait près de l’orme, et il lui sembla un instant qu’il l’avait déjà vue quelque part. Puis il se rendit compte qu’il ne la connaissait pas et il se renfrogna un peu, car les filles n’étaient pas bonnes à grand-chose quand il s’agissait de pêche. Il espéra qu’elle s’en irait vite. Mais ce serait bien son genre de tourner autour de lui et de lui gâcher sa journée.

— Je m’appelle… dit-elle, en donnant un nom qu’il ne saisit pas parce qu’elle zézayait un peu.

Il ne répondit pas.

— J’ai huit ans, ajouta-t-elle.

— Je m’appelle Asher Sutton, lui dit-il, et j’ai dix ans, bientôt onze.

Elle resta plantée là à le regarder, tirant timidement sur le tablier à carreaux qu’elle portait. Il remarqua que ce tablier était propre et empesé, raide et bien net, et qu’elle le froissait en le tiraillant ainsi.

— Je suis en train de pêcher, annonça-t-il en s’efforçant le plus qu’il put de ne pas avoir l’air d’y attacher trop d’importance. Et je viens d’en prendre un gros.

Il vit ses yeux s’élargir de terreur soudaine à la vue de quelque chose qui arrivait derrière lui et il fit volte-face, non plus sur les genoux, mais dressé sur ses pieds, et sa main se glissa dans la poche de sa veste.

Tout était gris violacé et on entendait un rire aigu de femme, et un visage était devant lui… un visage qu’il avait vu cet après-midi et qu’il n’oublierait jamais.

Un visage empâté, celui d’un homme évolué qui, même à ce moment, rayonnait de jovialité, rayonnait en dépit du regard dangereux, en dépit du pistolet qui s’élevait déjà dans une poigne grasse et velue.

Sutton sentit ses doigts toucher la crosse du pistolet qu’il portait, les sentit s’en saisir et l’arracher de sa poche. Mais il était déjà trop tard, il le savait, trop tard pour tirer avant le jet de flamme craché par l’arme qui avait déjà quelques secondes d’avance.

La colère flamba en lui, froide, furieuse, mortelle. Colère contre cette poigne grasse, ce visage souriant… ce visage qui souriait aussi bien derrière un échiquier que derrière un pistolet. Le sourire d’un orgueilleux qui voulait battre un robot construit pour jouer parfaitement aux échecs… un orgueilleux qui croyait pouvoir abattre Asher Sutton.

Cette colère, constata-t-il, était plus que de la colère, quelque chose de plus fort et de plus terrible que la simple réaction des surrénales humaines. Elle faisait partie de lui et de quelque chose qui était plus que lui, plus que cet être mortel de sang et de chair nommé Asher Sutton. Une créature redoutable d’essence non humaine.

Le visage qui était devant lui s’affaissa… ou sembla s’affaisser. Il changea et le sourire disparut. Sutton sentit la colère s’élancer de son cerveau et frapper avec la force d’un projectile le personnage faiblissant qu’était Geoffrey Benton.

Le pistolet de Benton tonna et sa flamme jaillit rouge sang dans la lumière violette. Puis Sutton sentit le bruit sourd de son propre pistolet, le choc de son recul contre sa main et son poignet quand il appuya sur la détente.

Benton s’effondrait, en tournant sur lui-même, plié en deux à la hauteur de l’estomac, et Sutton eut encore une brève vision de son visage teinté de violet, avant qu’il ne s’affale sur le sol. La surprise, l’angoisse et une terreur insurmontable étaient inscrites sur ses traits déformés au point de ne plus rien avoir d’humain.

Le fracas des pistolets avait réduit la salle au silence, et dans la lumière crue où flottait la fumée de la poudre, Sutton vit les taches blanches de nombreux visages qui le fixaient. Des visages dont la plupart étaient sans expression, bien que certains eussent la bouche ouverte, béante.

Il sentit qu’on le tirait par le coude et il avança, guidé par la main qui lui avait pris le bras. Il avait soudain l’impression d’être sans énergie, vidé ; sa colère était tombée et il se dit : « Je viens de tuer un homme. »

— Vite, disait la voix d’Eva Armour. Il faut que nous sortions d’ici. Ils vont se précipiter sur vous. Comme une meute déchaînée.

— C’était vous, fit-il. Je me souviens maintenant. Je n’avais pas saisi le nom d’abord. Vous l’avez murmuré… ou je crois que vous zézayiez, et je ne l’ai pas entendu.

La jeune fille l’entraînait toujours.

— Ils avaient conditionné Benton. Ils croyaient que c’était tout ce dont ils avaient besoin. Ils n’avaient jamais imaginé que vous puissiez avoir le dessus dans un duel avec lui.

— C’était vous la petite fille, dit gravement Sutton. Vous aviez un tablier à carreaux et vous ne cessiez de tirer dessus comme si vous étiez timide.

— Au nom du ciel, de quoi parlez-vous ?

— Voyons, j’étais à la pêche, dit Sutton, et je venais d’en prendre un gros quand vous êtes arrivée…

— Vous êtes fou. Vous n’étiez absolument pas à la pêche.

Elle ouvrit une porte, le poussa dehors et l’air frais de la nuit le frappa au visage.

— Attendez une seconde, s’écria-t-il. (Il se retourna, saisit brutalement les bras de la jeune fille.) Ils ? lança-t-il. De qui parlez-vous ? Qui sont ces « ils » ?

Elle le regarda avec de grands yeux.

— Vous voulez dire que vous ne savez pas ?

Il secoua la tête, déconcerté.

— Pauvre Ash ! fit-elle.

Sa chevelure de cuivre rutilait comme une flamme dans le clignotement de l’enseigne qui s’allumait et s’éteignait au-dessus de la façade de la Maison du Zag :

 

RÊVES À LA DEMANDE

Vivez la vie que vous n’avez pas eue

Rêvez-en une qui soit difficile pour nous

 

Un portier androïde demanda doucement :

— Vous désirez une voiture, monsieur ?

Tandis qu’il parlait, la voiture arrivait déjà par l’allée dans un glissement silencieux, comme un gros scarabée noir sorti de la nuit. L’androïde tendit le bras, ouvrit largement la portière.

— Faites vite ! dit-il.

Quelque chose dans sa voix douce, mal articulée, fit se hâter Sutton. Il monta dans la voiture et entraîna Eva. L’androïde claqua la portière.

Sutton écrasa l’accélérateur et la voiture bondit, vrombissante, dans l’allée en courbe, passa sur la route rapide, rugit d’impatience déchaînée en fonçant vers les collines lointaines.

— Où allons-nous ? demanda Sutton.

— Retournons aux Armes d’Orion, dit-elle. Ils n’oseraient rien y tenter contre vous. Votre appartement est bourré de rayons-espions.

Sutton eut un petit rire.

— Il faut que j’y fasse attention, sinon je marcherais dessus. Mais comment le savez-vous ?

— C’est mon travail de le savoir.

— Amie ou ennemie ?

— Amie, dit-elle.

Il tourna la tête et la regarda. Elle s’était blottie sur le siège. Oui, c’était une petite fille… mais elle n’avait pas de tablier à carreaux et elle n’était pas timide.

— Je ne crois pas, dit Sutton, que cela servirait à quelque chose de vous poser des questions.

Elle secoua la tête.

— Si je le faisais, reprit-il, vous me mentiriez probablement.

— S’il le fallait.

— Je pourrais vous obliger à répondre.

— Vous pourriez, mais vous ne le ferez pas. Vous voyez, Ash, je vous connais très bien.

— Vous ne m’avez rencontré qu’hier.

— Oui, je sais, dit-elle, mais je vous étudie depuis vingt ans.

— Vous n’avez pas du tout pensé à moi ! dit-il en riant. Vous avez simplement…

— Et, Ash…

— Oui ?

— Je pense que vous êtes merveilleux.

Il lui lança un rapide coup d’œil. Elle était toujours blottie dans son coin du siège ; le vent avait rabattu une mèche de ses cheveux cuivrés en travers de son visage… Son corps était exquis et son visage radieux. Et pourtant, se dit-il, et pourtant…

— Cela, c’est gentil de votre part, murmura-t-il, et j’ai envie de vous embrasser pour me l’avoir dit.

— Vous pouvez m’embrasser, Ash, quand vous voudrez.

Il resta interdit un instant, puis ralentit la voiture et l’embrassa.

Dans le torrent des siècles
titlepage.xhtml
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Simak,Clifford D - Dans le torrent des siecles(1951).French.ebook.AlexandriZ_split_053.html